La SCNAT et son réseau s'engagent pour une société et une science durables. Ils soutiennent la politique, l'administration et les entreprises avec des connaissances spécialisées et entretiennent un dialogue avec le public. Ils renforcent les échanges entre disciplines scientifiques et promeuvent les jeunes universitaires.

Image : Sebastian, stock.adobe.com

Débat Rämibühl

Dans quelle langue comprenons-nous le monde ?

La physicienne Laura Baudis (Université de Zurich), le théologien Luzius Müller (Bâle) et le poète Jochen Winter ont discuté de la force d'expression et de l'importance sociale de la physique moderne devant 400 élèves lors d'une discussion de podium au lycée des mathématiques et des sciences naturelles (MNG) de Rämibühl. Les participants ont déjà eu cette discussion lors d'un débat en ligne (Hangout On Air) le 22 octobre. Lors de cette double manifestation, il s'agissait du premier des sept Double dialogues dans le cadre du projet Interactions financé par le Fonds National suisse. Les deux débats étaient intitulés Dans quelle langue comprenons-nous le monde ?

Environ 400 élèves du lycée Rämibühl ont suivi les débats animés par le journaliste scientifique Benedikt Vogel.
Image : Balz Murer

« Pour nous, au lycée des mathématiques et des sciences naturelles de Rämibühl, il est important de savoir dans quelle langue nous comprenons le monde. Outre la langue scientifique, il existe d'autres langues qui doivent pouvoir communiquer ensemble. » C'est avec ces mots que Daniel Reichmuth, recteur du MNG Rämibühl, a ouvert le débat interdisciplinaire le 1e novembre dans l'amphithéâtre de son lycée. Ainsi, il se réfère à la question qui est également le titre du débat : Dans quelle langue comprenons-nous le monde ? 400 élèves des 3ème et 4ème classes - c'est-à-dire les deux dernières années avant le baccalauréat - ont suivi la discussion en applaudissant régulièrement et spontanément.

Le premier mot du poète

Les auditeurs - ils ont tous opté pour un parcours de formation basé sur les sciences naturelles en choisissant le MNG de Rämibühl - ont été confrontés à un point de vue plutôt inhabituel pour eux sur le monde et le cosmos au début du débat. En effet, ce n'est pas la scientifique Laura Baudis qui a eu le premier mot mais le poète Jochen Winter né à Schwetzingen (D) vivant aujourd'hui à Paris.

Winter lut un poème de son premier recueil de poésie lyrique « Sillages dans l'immensité » au sujet de la constellation Orion et un second concernant la matière noire. Il a composé les deux poèmes après s'être inspiré par la vue du ciel étoilé sur le Volcan Etna. Les poèmes préparèrent le terrain pour la discussion à suivre. Dans ces poèmes, Jochen Winter s'est donné pour objectif de se baser sur les connaissances de la physique moderne et de les traiter dans un langage littéraire. Dans le passage final de son poème “ Das Dunkle ”, Winter attribue à la matière noire un pouvoir particulier qu'elle aurait sur la matière visible :

« Masse inconcevable, cachée comme l'énergie sombre du vide, répartie partout, homogène, qui l'emporte sur l'attraction. Etend l'espace plus vite, chasse les systèmes, en avant vers l'avenir : le pouvoir du jamais visible sur le visible, fragment, dans un, sur la terre, chez les Hommes. »

Cette présentation poétique de la matière noire se détache clairement de la caractérisation de la scientifique Laura Baudis. La physicienne expérimentale se montra fascinée par les poèmes de Winter et ajouta : « Les poètes ont ignoré trop longtemps et trop souvent l'énorme source de connaissance que représente la science. D'un point de vue scientifique, vos poèmes sont vrais et très impressionnants. » En même temps, la physicienne montre clairement qu'avec la méthode scientifique, elle recherche un accès différent à la matière noire.

La question sans réponse de Fritz Zwicky

Baudis fit référence aux observations que le physicien suisse Fritz Zwicky a faites dans les années 30 du siècle dernier. A cette époque, Zwicky avait mesuré précisément la vitesse des galaxies et des groupes de galaxies et fit une découverte surprenante : la masse des galaxies et des groupes de galaxies était beaucoup plus petite à ce qu'elle aurait dû en raison des vitesses observées générées par la force de gravitation. A partir de la divergence de l'observation et du calcul, Fritz Zwicky tire la conclusion qu'outre les matières visibles, il doit également exister une matière encore invisible, « sombre ». Il semble que ce soit la seule explication possible pour expliquer la vitesse mesurée des étoiles, des galaxies et des groupes de galaxies comme il l'a autrefois mentionné dans sa thèse malgré son incompréhension. A l'époque, Zwicky posa une question qui reste sans réponse jusqu'à aujourd'hui et qui compte parmi les plus grandes questions de la physique moderne : Qu'est-ce que la matière noire qui n'absorbe et n'émet aucun rayonnement électromagnétique ?

Sur le podium, Laura Baudis fit état des expériences physiques de grande envergure qui visent à trouver les particules WIMP qu'on suppose être le support de la matière noire (WIMP signifie : particules massives interagissant faiblement). Pour cela, les scientifiques utilisent de gros détecteurs qui contiennent, par exemple, du xénon liquide refroidi à - 100° C. Si une des particules WIMP postulées s'échappe de l'univers sur la terre et entre en collision avec un atome xénon dans le détecteur, elle stimule ce dernier qui émet un flash lumineux. « En moyenne, nous attendons qu'environ une particule de matière noire par an et par 100 kg du matériau de notre détecteur interagisse », affirma Baudis. Cependant, les recherches n'ont eu aucun succès jusqu'à présent. Mais les chercheurs n'ont pas les mains complètement vides. En effet, on sait aujourd'hui que certaines particules ne sont pas considérées comme des WIMPS. « Nous n'avons pas encore trouvé ces particules jusqu'à présent, nous avons encore un long chemin à parcourir », affirme Baudis en considérant l'avenir. D'ailleurs, les détecteurs pour la recherche des WIMP doivent être installés à un ou deux milliers de mètres de profondeur dans la terre. C'est la seule manière de s'assurer que le rayonnement cosmique - rayonnement hautement énergétique de l'univers très intense sur la surface de la terre - n'altère pas les résultats de mesure.

Les langues de la science, de la littérature et de la théologie

Le journaliste scientifique Benedikt Vogel, animateur des débats, provoque les participants en demandant laquelle des trois langues – scientifique, littéraire ou théologique – est la meilleure et la plus précise. Laura Baudis revendique que la méthode des sciences permettrait d'accéder aux connaissances les plus fiables. Elle a déjà exprimé cette conception avec une déclaration prégnante le 22 octobre au cours d'un débat en ligne animé par la journaliste scientifique Christine Plass. « Lorsque vous prenez l'avion, vous vous fiez à la physique ». Luzius Müller fait référence à cette affirmation lors du débat du 1er novembre. Müller, qui a étudié la chimie avant ses études de théologie, s'oppose à la tentative de placer les langages de la science, de la littérature et de la théologie en contradiction : « Je fais confiance aux lois physiques lorsque je prends l'avion. Mais j'ai parfois peur et me demande si je vais arriver en bonne santé. Lorsque ma partenaire est avec moi, je lui prends la main. Lorsque ma partenaire n'est pas avec moi, il arrive de prier. L'idée de la prière est : je cherche une main à tenir. Cela me donne confiance. C'est la langue de la religion. »

Le poète Jochen Winter refusa également le classement des différentes voies de la connaissance : « De mon point de vue, les trois langages que sont la science, la religion et la littérature et dans mon cas, la lyrique, sont des langages complémentaires. Ils se complètent dans le meilleur des cas. Le scientifique, le théologien, le poète ont une approche très différente de l'objet. » Winter utilise la connaissance scientifique pour son travail littéraire et reconnaît les aspects qui transcendent les sciences naturelles : « Le phénomène de la matière noire et celui de l'énergie sombre ont une immense importance pour moi. Le sombre, l'invisible contrôle et imprègne la clarté, le visible. »

Après l'annonce de ces points de vue, le modérateur monsieur Vogel relève l'opinion du public en demandant aux élèves à quel participant ils s'adresseraient en premier lieu s'ils souhaitaient en savoir plus de la matière noire. Le résultat : quelques élèves s'adresseraient au poète, une majorité à la physicienne et un certain nombre d'autres également au théologien.

Dans les abîmes avec l'anthropocentrique “ Zeitgeist ”

Les différentes méthodes d'appropriation du monde étaient déjà au centre des débats du Hangout On Air que Laura Baudis, Luzius Müller et Jochen Winter ont menés le 22 octobre 2013 sur internet. Baudis y a fait état de ses recherches dans le laboratoire souterrain Gran-Sasso dans les Abruzzes où elle recherchait les éléments structuraux de la matière noire. Müller expliqua l'approche herméneutique du théologien qui veut comprendre l'univers dans une perspective humaine. Au contraire, Jochen Winter entreprit un plaidoyer enflammé contre la vision anthropocentrique du monde : « Avec la vision anthropocentrique du monde, nous sommes arrivés au bord de l'abîme. » Il émit cette affirmation sur le podium du lycée de Rämibühl et poursuivit sa réflexion en se basant sur une réflexion du philosophe français Denis Diderot (1713-1784). « Diderot a dit : L’homme est le terme unique d’où il faut partir et auquel il faut tout ramener. La nature est ainsi devenue un pur objet qui peut être manipulé quasiment au bon gré du sujet humain. »

Avec cette pensée, selon Winter, Diderot et d'autres penseurs auraient marqué le Zeitgeist des temps modernes, un Zeitgeist qui place l'Homme au centre de tout. Avec des conséquences fatales, comme Winter en est convaincu : « L'homme d'aujourd'hui est en train de manipuler la nature qu'on lui a confié d'une façon extrême comme aucun homme avant lui. Nous aspirons, nous exploitons la terre jusqu'à l'extrême. Nous vivons comme si personne n'allait vivre après nous. » Selon Winter, ce mode de pensée anthropocentrique serait responsable de la désolation de notre monde. « Des catastrophes surviendront en quelques secondes. » Sans rendre la pensée scientifique directement responsable, Jochen Winter y voit pourtant un rapport. L'époque actuelle, dit-il, serait empreinte des sciences comme aucune époque auparavant. « Galilée a la phrase centrale des temps modernes : 'Il faut mesurer ce qui est mesurable et rendre mesurable ce qui ne l'est pas.' Cela signifie que le monde est réduit au mesurable, au concret, au visible. La physique c'est ainsi détachée de toute métaphysique, de toute référence à un au-delà.

Images choquantes d'une terre meurtrie

On pourrait comprendre les propos de Winter comme s'il rendait la pensée physique responsable du pillage de la nature que l'Homme d'aujourd'hui exerce. A cela, la physicienne Laura Baudis réagit en affirmant qu'en tant que scientifique, elle enseigne les lois de la nature avec le respect du monde naturel. « L'astrophysique nous apprend la modestie. Je suis chaque jour confrontée à ce que j'ignore », ajoute Baudis. Lorsque des prises de vue à partir d'une station orbitale ont montré la finesse de l'atmosphère terrestre, cette connaissance a secoué les gens. « Cela nous fait prendre conscience que notre monde est le meilleur et le seul que nous ayons. En ce sens, je pense que les scientifiques disent que nous devrions être plus prudents avec le monde que nous avons. »

A ce moment, Luzius Müller introduit la différenciation entre la connaissance d'action et la connaissance d'orientation : « La connaissance d'action est la connaissance issue de la physique et de la technique avec laquelle nous rendons le monde et les ressources disponibles. La connaissance d'orientation nous dit comment nous devons traiter le monde et les ressources dont nous disposons. » Le théologien de formation scientifique ajouta : « La religion contribue en soulevant ces questions. »

Pour clore le débat, Laura Baudis répondit à une série de questions posées par les élèves concernant la physique. Aucune question n'a été plus fréquemment posée par les élèves dans le cadre du débat que la question de ce qui existait avant le big-bang. Les trois participants au débat ont donné leur propre réponse :

Laura Baudis : « Cette question n'a pas vraiment beaucoup de sens. Les théories à ce sujet sont très spéculatives. Il existe ainsi la théorie d'un univers cyclique. Ou encore la théorie que notre univers ne serait qu'une minuscule bulle dans un dit super univers dans lequel il existe toujours des zones qui s'étendent ou qui se rassemblent. »

Jochen Winter : « La question m'irrite. Je trouve cet univers déjà monstrueux, l'immensité par excellence. Il cache suffisamment de secrets. Je penche plutôt vers la philosophie orientale qui postule un devenir permanent dans certaines parties. Ainsi, un univers pourrait également s'intégrer dans un cycle éternel de venir et devenir. »

Luzius Müller : « En tant que scientifique, je dis : La question est relativement dénuée de sens car le temps a débuté avec le big-bang, il n'y a donc pas d'avant. Si vous me posez la question en tant que théologien, ce que vous pensez peut-être maintenant, je dirais qu'avant le big-bang, il y avait Dieu. Cette réponse théologique existe mais elle ne m'intéresse pas. Un dieu éloigné de nous de 13 milliards d'année ne m'intéresse pas. Seul le présent m'intéresse. »

Le double dialogue « Dans quelle langue comprenons-nous le monde ? » marque l'ouverture d'une série de sept manifestations lors desquelles un physicien ou une physicienne et des représentants d'autres spécialités discutent de l'importance de la physique ou des sciences naturelles pour la société actuelle. La série de manifestations a été amorcée par le physicien Dr. Hans Peter Beck (Université de Berne / CERN) et le professeur Klaus Kirch (ETH Zurich). Elle est financée par le programme Agora pour la communication scientifique du Fonds National suisse. Afin de s'adresser à un public en ligne, toutes les discussions sont également diffusées sur internet (Hangout on Air) avec les mêmes participants.

  • Le poète, essayiste et traducteur Jochen Winter sur le podium au lycée Rämibühl de Zurich : “ Le livre le plus important pour moi est le dictionnaire. En effet, le dictionnaire contient le monde, au moins en principe. “
  • Laura Baudis, physicienne : “ Nous parlons le langage des mathématiques. Je suis toujours suprise de constater à quel point les mathématiques décrivent incroyablement bien le monde. ”
  • Luzius Müller, théologien : “ Le mot Dieu n'est pas un mot de la physique moderne”
  • Environ 400 élèves du lycée Rämibühl ont suivi les débats animés par le journaliste scientifique Benedikt Vogel.
  • Le poète, essayiste et traducteur Jochen Winter sur le podium au lycée Rämibühl de Zurich : “ Le livre le plus important pour moi est le dictionnaire. En effet, le dictionnaire contient le monde, au moins en principe. “Image : Balz Murer1/4
  • Laura Baudis, physicienne : “ Nous parlons le langage des mathématiques. Je suis toujours suprise de constater à quel point les mathématiques décrivent incroyablement bien le monde. ”Image : Balz Murer2/4
  • Luzius Müller, théologien : “ Le mot Dieu n'est pas un mot de la physique moderne”Image : Balz Murer3/4
  • Environ 400 élèves du lycée Rämibühl ont suivi les débats animés par le journaliste scientifique Benedikt Vogel.Image : Balz Murer4/4
1. Hangout On Air von teilchenphysik.ch

Catégories

  • Particules élémentaires
  • Physique des particules élémentaires